12 août, 2012

Intérieurs vénitiens

 Paru dans sur le blog La république des livres de Pierre Assouline le 12 août 2012

Venise derrière les murs


Enfin une étude sur Venise qui nous fasse grâce des clichés littéraires et historiques sur la ladite « sérénissime » ! Ce qu’elle a pu et peut encore en charrier… De quoi remplir des bibliothèques. Avec son projet, Isabella Palumbo Fossati Casa, maître de conférence d’italien à l’université de Picardie-Amiens, était à peu près sûre de combler une lacune car peu d’historiens se sont penchés sur l’habitat vénitien. Encore fallait-il aller regarder derrière les façades, fouiller les coffres, détailler les recoins, et ne plus se contenter du souvenir du Volpone de Ben Jonson et du Repas chez Levi de Véronèse, ou de ce que nous révèlent de ce décor intérieur les Noces de Cana ou de la Vénus d’Urbino. C’était l’objet même de sa thèse de doctorat à l’EHESS, réécrite et synthétisée avec un certain brio dans Intérieurs vénitiens à la Renaissance (375 pages, 32 euros, Michel de Maule).

« L’universel, c’est le local moins les murs ». Ce mot du poète portugais Miguel Torga n’a jamais été aussi vrai que dans l’effet de loupe exercé sur ce microcosme vénitien à la fin du XVIème siècle, soit à la veille de la décadence, encore que tous ne s’accordent pas sur le début de la fin. Il ne s’agit pas d’étudier le contenu des maisons uniquement pour lui-même, mais comme un moyen pour en savoir plus sur leur mode de vie : comment ils mangeaient et dormaient, comment ils se cultivaient et se distrayaient, et quelle image sociale ils voulaient donner d’eux. Car la maison vénitienne, casa aperta que n’annoncent pas nécessairement ses fenêtres étroites et fermées, est autant un lieu intime que celui de rencontres et de sociabilité. Seul un épluchage exhaustif d’un corpus documentaire cohérent permet cette coupe. Ce bonheur d’archives, elle l’a trouvé aux Archives d’Etat de Venise qui n’en est pas avare : les inventaires, abondants et détaillés, des biens recensés par les notaires entre 1570 et 1600 dans les maisons appartenant à des Vénitiens de toutes les couches sociales et professionnelles. Une mine d’informations contenues dans plus de 600 documents rédigés pour l’essentiel en latin, ainsi qu’en dialecte vénitien ou en italien ; l’auteur, elle-même
 issue d’une ancienne et grande famille vénitienne, confesse que le principal écueil de son travail fut le respect de la sémantique des termes employés pour décrire les biens. Si beaucoup sont des inventaires après décès, en trouve aussi à la suite de déclarations d’absence, de séparations de patrimoine en cas de cohabitation ou de mises sous tutelle pour troubles mentaux. La manière même dont les notaires travaillaient est intéressante : s’ils prenaient bien soin de relever la spécificité de chaque pièce, ils ne donnaient jamais ses dimensions ou son état. De quoi offrir au chercheur un reflet fidèle des 150 000 habitants que Venise, l’une des grandes villes européennes, comptait alors. 90% d’entre eux appartenaient au « petit peuple ». Ils vivaient dans toutes sortes d’habitats, de la maison d’une seule pièce telle qu’on en trouvait notamment dans le Ghetto, au palais des grandes familles. Les artisans, fer de lance du dynamisme vénitien, y sont scrutés selon la même méthodologie que les patriciens, lesquels représentaient 4,3% de la population à cette époque, soit un peu moins de 6500 personnes, qui avaient nom Trevisan, Grimani, Da Lezze, Bembo, Contarini-Fasan, Zorzi, Lipomano, Coronelli. Seuls sont exclus, et pour cause, les pauvres et misérables sans autre domicile à peu près fixe qu’une barque ou un quai sous un pont. Mais la grande peste de 1576 ne fit pas le tri dans les victimes.
Il y a bien des miroirs de verre étamé (dont la cité avait le quasi monopole), des soufflets incrustés de nacre, des chandeliers en bronze, du moins chez les plus fortunés. Les tableaux n’en demeurent pas moins le premier élément décoratif, l’objet le plus souvent rencontré dans cette riche enquête dans le passé, dénuée de nostalgie mais non d’empathie. On en retrouve la trace sinon la présence dans plus de 80% des demeures. Bien qu’ils soient souvent de faible valeur, sauf dans les grandes maisons aristocratiques où l’on jugeait indigne qu’un mur demeurât nu, le notaire ou son clerc prend soin

 

d’indiquer son emplacement. On s’en doute, les sujets religieux sont les plus souvent représentés : Madone, Annonciation, Dernier Repas avec les Apôtres, Rois mages, Résurrection de Lazare, Samaritaine, Nativité, Epiphanie… Puis viennent les sujets géographiques. Enfin, les turqueries et autres exotica, lointain reflet un siècle après du Mehmet II de Bellini qui marqua si profondément Proust. Les portraits sont d’ailleurs, avec les paysages et les vues de villes (vedute), les motifs allégoriques et l’apparition du nu, le signe d’une appartenance à une certaine élite. Presque toutes les maisons abritent des instruments de musique, souvent plusieurs à la fois : clavecins, épinettes,, luths, harpes... Pour ce qui est des objets usuels, à mi-chemin de l’utilitaire et du décoratif, les étains sont les plus nombreux. Le goût de l’or et de la dorure, celui du portrait, témoignent le plus souvent d’une volonté de se tirer vers le haut. Les grands coffres sont partout dans toutes les maisons, le plus souvent au pied du lit ; ils sont plus ou moins raffinés, et contiennent des bijoux et objets de différentes valeurs ; mais ils témoigneraient tous de la précarité et de la mobilité d’une civilisation bâtie sur l’eau, et d’une société où le souvenir de la bataille navale de Lépante (1571), qui vit la victoire décisive de la sainte ligue chrétienne formée par Venise et l’Espagne sur les Ottomans, est encore vivace.
L’historienne peut tirer des enseignements de toutes ces données, à une réserve près : les livres. Il est possible qu’ils aient fait l'objet d’inventaires séparés ; de plus, il n’est même pas certain que les notaires les aient considérés comme des biens ayant acquis leur identité car, le plus souvent, ni les titres ni les auteurs ne sont mentionnés, juste le nombre ; quand ils le sont, il s'agit le plus souvent des Epîtres, des Evangiles, des Méditations (c’est à dire les Confessions) de saint Augustin, et surtout de l’Orlando furioso de l’Arioste, best-seller dans une ville où l’imprimerie connaissait un essor remarquable. A noter que les apothicaires sont les seuls à mettre leurs livres en valeur pour des raisons sociales, manière d’exhiber ses connaissances. « Cosmopolitisme » est le maître-mot de cet étonnant instantané, le terme et la notion qui y reviennent le plus souvent. C’est dire qu’il en est le fil directeur. Le travail d’Isabelle Palumbo Fossati Casa permet de confirmer en l’illustrant merveilleusement comment la cité fut un point de contact entre Orient et à Occident ; la diversité d’objets venus de Turquie, de Perse, d’Egypte aussi bien que des Flandres ou d’Allemagne, en témoigne, de même que le choix des couleurs dans les tentures. Pour ne rien dire de certains mots du lexique courant qui doive à l’arabe : mastabè ou banc de pierre (« mastaba »), liuti ou luths (« al—ûd »), casa-fondaco ou caravansérail (« fonduk »)… Que de mappemondes chez ces commerçants ! Voilà. Et tout le reste est, non pas littérature, mais « bagatelle di poco valor » 
("Les noces de Cana" (détail), 1563 de Véronèse, Musée du Louvre; "Cesendello" d'après une lampe à suspendre du début du XVIème siècle, Musée du verre, Murano  ; "Le rêve de sainte Ursule", 1500, de Vittore Carpaccio, Galleria dell'Accademia, Venise)

Réf: http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/08/12/venise-derriere-les-murs/

6 commentaires:

  1. Ça y est je viens de le recevoir, il ne reste plus qu'à le lire...
    Belle semaine,
    MArtine de Sclos
    J-11 pour le départ via Venessia!

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    1. Bonne lecture! Je fais le décompte avec vous : )
      Bonne semaine!

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  2. Très intéressant, une fois encore. Merci!

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    1. Toujours un plaisir que de parler de livres sur Venise : )

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  3. Je me le commande illico...charité bien ordonnée..tu connais la suite....bon week-end, Livia
    Bises..

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    1. Comment résister? : )
      Bonne semaine également Danielle,
      Bises

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