Venise derrière les murs
Enfin
une étude sur Venise qui nous fasse grâce des clichés littéraires et
historiques sur la ladite « sérénissime » ! Ce qu’elle a pu et peut
encore en charrier… De quoi remplir des bibliothèques. Avec son projet,
Isabella Palumbo Fossati Casa, maître de conférence d’italien à
l’université de Picardie-Amiens, était à peu près sûre de combler une
lacune car peu d’historiens se sont penchés sur l’habitat vénitien.
Encore fallait-il aller regarder derrière les façades, fouiller les
coffres, détailler les recoins, et ne plus se contenter du souvenir du Volpone de Ben Jonson et du Repas chez Levi de Véronèse, ou de ce que nous révèlent de ce décor intérieur les Noces de Cana ou de la Vénus d’Urbino. C’était l’objet même de sa thèse de doctorat à l’EHESS, réécrite et synthétisée avec un certain brio dans Intérieurs vénitiens à la Renaissance (375 pages, 32 euros, Michel de Maule).
« L’universel, c’est le local moins les murs ». Ce mot du
poète portugais Miguel Torga n’a jamais été aussi vrai que dans l’effet
de loupe exercé sur ce microcosme vénitien à la fin du XVIème siècle,
soit à la veille de la décadence, encore que tous ne s’accordent pas sur
le début de la fin. Il ne s’agit pas d’étudier le contenu des maisons
uniquement pour lui-même, mais comme un moyen pour en savoir plus sur
leur mode de vie : comment ils mangeaient et dormaient, comment ils se
cultivaient et se distrayaient, et quelle image sociale ils voulaient
donner d’eux. Car la maison vénitienne, casa aperta que
n’annoncent pas nécessairement ses fenêtres étroites et fermées, est
autant un lieu intime que celui de rencontres et de sociabilité. Seul un
épluchage exhaustif d’un corpus documentaire cohérent permet cette
coupe. Ce bonheur d’archives, elle l’a trouvé aux Archives d’Etat de
Venise qui n’en est pas avare : les inventaires, abondants et détaillés,
des biens recensés par les notaires entre 1570 et 1600 dans les maisons
appartenant à des Vénitiens de toutes les couches sociales et
professionnelles. Une mine d’informations contenues dans plus de 600
documents rédigés pour l’essentiel en latin, ainsi qu’en dialecte
vénitien ou en italien ; l’auteur, elle-même
issue d’une ancienne et
grande famille vénitienne, confesse
que le principal écueil de son travail fut le respect de la sémantique
des termes employés pour décrire les biens. Si beaucoup sont des
inventaires après décès, en trouve aussi à la suite de déclarations
d’absence, de séparations de patrimoine en cas de cohabitation ou de
mises sous tutelle pour troubles mentaux. La manière même dont les
notaires travaillaient est intéressante : s’ils prenaient bien soin de
relever la spécificité de chaque pièce, ils ne donnaient jamais ses
dimensions ou son état. De quoi offrir au chercheur un reflet fidèle
des 150 000 habitants que Venise, l’une des grandes villes européennes,
comptait alors. 90% d’entre eux appartenaient au « petit peuple ». Ils
vivaient dans toutes sortes d’habitats, de la maison d’une seule pièce
telle qu’on en trouvait notamment dans le Ghetto, au palais des grandes
familles. Les artisans, fer de lance du dynamisme vénitien, y sont
scrutés selon la même méthodologie que les patriciens, lesquels
représentaient 4,3% de la population à cette époque, soit un peu moins
de 6500 personnes, qui avaient nom Trevisan, Grimani, Da Lezze, Bembo,
Contarini-Fasan, Zorzi, Lipomano, Coronelli. Seuls sont exclus, et pour
cause, les pauvres et misérables sans autre domicile à peu près fixe
qu’une barque ou un quai sous un pont. Mais la grande peste de 1576 ne
fit pas le tri dans les victimes.
Il y a bien des miroirs de verre étamé (dont la cité avait le quasi
monopole), des soufflets incrustés de nacre, des chandeliers en bronze,
du moins chez les plus fortunés. Les tableaux n’en demeurent pas moins
le premier élément décoratif, l’objet le plus souvent rencontré dans
cette riche enquête dans le passé, dénuée de nostalgie mais non
d’empathie. On en retrouve la trace sinon la présence dans plus de 80%
des demeures. Bien qu’ils soient souvent de faible valeur, sauf dans les
grandes maisons aristocratiques où l’on jugeait indigne qu’un mur
demeurât nu, le notaire ou son clerc prend soin
d’indiquer
son emplacement. On s’en doute, les sujets religieux sont les plus
souvent représentés : Madone, Annonciation, Dernier Repas avec les
Apôtres, Rois mages, Résurrection de Lazare, Samaritaine, Nativité,
Epiphanie… Puis viennent les sujets géographiques. Enfin, les turqueries
et autres exotica, lointain reflet un siècle après du Mehmet II de Bellini qui marqua si profondément Proust. Les portraits sont d’ailleurs, avec les paysages et les vues de villes (vedute),
les motifs allégoriques et l’apparition du nu, le signe d’une
appartenance à une certaine élite. Presque toutes les maisons abritent
des instruments de musique, souvent plusieurs à la fois : clavecins,
épinettes,, luths, harpes... Pour ce qui est des objets usuels, à
mi-chemin de l’utilitaire et du décoratif, les étains sont les plus
nombreux. Le goût de l’or et de la dorure, celui du portrait, témoignent
le plus souvent d’une volonté de se tirer vers le haut. Les grands
coffres sont partout dans toutes les maisons, le plus souvent au pied du
lit ; ils sont plus ou moins raffinés, et contiennent des bijoux et
objets de différentes valeurs ; mais ils témoigneraient tous de la
précarité et de la mobilité d’une civilisation bâtie sur l’eau, et d’une
société où le souvenir de la bataille navale de Lépante (1571), qui vit
la victoire décisive de la sainte ligue chrétienne formée par Venise et
l’Espagne sur les Ottomans, est encore vivace.
L’historienne peut tirer des enseignements de toutes ces données, à
une réserve près : les livres. Il est possible qu’ils aient fait l'objet
d’inventaires séparés ; de plus, il n’est même pas certain que les
notaires les aient considérés comme des biens ayant acquis leur identité
car, le plus souvent, ni les titres ni les auteurs ne sont mentionnés,
juste le nombre ; quand ils le sont, il s'agit le plus souvent des Epîtres, des Evangiles, des Méditations (c’est à dire les Confessions) de saint Augustin, et surtout de l’Orlando furioso
de l’Arioste, best-seller dans une ville où l’imprimerie connaissait un
essor remarquable. A noter que les apothicaires sont les seuls à mettre
leurs livres en valeur pour des raisons sociales, manière d’exhiber ses
connaissances. « Cosmopolitisme » est le maître-mot de cet étonnant
instantané, le terme et la notion qui y reviennent le plus souvent.
C’est dire qu’il en est le fil directeur. Le travail d’Isabelle Palumbo
Fossati Casa permet de confirmer en l’illustrant merveilleusement
comment la cité fut un point de contact entre Orient et à Occident ; la
diversité d’objets venus de Turquie, de Perse, d’Egypte aussi bien que
des Flandres ou d’Allemagne, en témoigne, de même que le choix des
couleurs dans les tentures. Pour ne rien dire de certains mots du
lexique courant qui doive à l’arabe : mastabè ou banc de pierre (« mastaba »), liuti ou luths (« al—ûd »), casa-fondaco
ou caravansérail (« fonduk »)… Que de mappemondes chez ces
commerçants ! Voilà. Et tout le reste est, non pas littérature, mais « bagatelle di poco valor »
("Les noces de Cana" (détail), 1563 de Véronèse, Musée du Louvre;
"Cesendello" d'après une lampe à suspendre du début du XVIème siècle,
Musée du verre, Murano ; "Le rêve de sainte Ursule", 1500, de Vittore
Carpaccio, Galleria dell'Accademia, Venise)
Réf: http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/08/12/venise-derriere-les-murs/
Ça y est je viens de le recevoir, il ne reste plus qu'à le lire...
RépondreSupprimerBelle semaine,
MArtine de Sclos
J-11 pour le départ via Venessia!
Bonne lecture! Je fais le décompte avec vous : )
SupprimerBonne semaine!
Très intéressant, une fois encore. Merci!
RépondreSupprimerToujours un plaisir que de parler de livres sur Venise : )
SupprimerJe me le commande illico...charité bien ordonnée..tu connais la suite....bon week-end, Livia
RépondreSupprimerBises..
Comment résister? : )
SupprimerBonne semaine également Danielle,
Bises