Gravure de L. Carlevarijs, Il palazzo Morosini, prospetto sul Campo (1703)
Comme je l’ai mentionné dans le billet sur le jardin de la Ca’Morosini, mes recherches ont fini par m’amener sur un terrain différent mais très intéressant. Il faut savoir que là où l’on peut aujourd’hui voir le jardin se dressait un magnifique palais.
Retournons d’abord au 15e siècle au moment où la famille Erizzo était propriétaire des lieux. Paolo Erizzo, le baile de Negroponte, celui qui a fini scié en deux, vivant, par les Turcs en 1470, y serait né. « Le plan de Jacopo de’Barbari montre qu’une vaste étendue cultivée existait déjà à cet endroit au 15e siècle. » (p.191, Jonglez) C’est à cette époque que la famille décide de faire reconstruire un palazzetto de style palladien sur le rio avec un casino donnant sur le jardin. La façade côté canal était ornée de fresques de Paolo Véronèse.
Description des fresques de Véronèse, extrait de Paolo Veronese, sua vita e sue opere, de Pietro Caliari, 1888, p.42.
Un autre édifice donnait sur la calle. Entre les deux, le jardin. Au-dessus de la porte d’entrée côté terre, une fresque attribuée au jeune Titien (datant peut-être de 1510) représentant Hercules. Sous la figure une inscription en grec classique : Ercole figlio di Giove (ici traduite en italien).
Molmenti dans son livre intitulé La vie privée à Venise depuis les premiers temps jusqu’à la chute de la République, cite le jardin des Erizzo : « [vers la fin du XVIe siècle] Plusieurs palais avaient des jardins soigneusement cultivés et à grands frais. Les plus renommés, vers ce temps, étaient ceux d’Erizzo à San Canciano, environnés de vastes édifices […] » (p.262)
Au courant du 16e siècle, le palais passe aux Morosini, qui possède d’autres palais des environs dont le palais Taxis, voisin du Morosini dal Giardin). Le lieu connaîtra alors plusieurs transformations majeures.
Modifications aux bâtiment par Longhena et disparition du grand jardin qui est remplacé par une spacieuse cour pavée de briques et de motifs en marbre blanc. D’un côté, on pouvait voir une rangée de pièces (aile construite par Longhena) richement décorées.
Au fond, côté rio, se trouve le casino décoré de fresques avec ses deux tours de part et d’autre du bâtiment au centre duquel on voit trois grandes arcades. Les plans du cadastre sont instructifs et intéressants car ils nous permettent de mieux comprendre à quoi pouvaient servir les différentes pièces. Par exemple, en ce qui concerne les deux tours qui se trouvent au fond du jardin, on apprend que celle de droite servait d’escalier tandis que dans l’autre, au deuxième étage se trouvait un scritorio. Et dans la partie Longhena sont signalés, sous l’atrio, deux puits. J’ai lu dans un article de Dorit Raines (La biblioteca-museo patrizia e il suo « capitale sociale » - modelli illuministici veneziani e l’imitazione dei nuovi aggregati, p.8) un paragraphe concernant la bibliothèque des Morosini qui se trouvait dans le casin au fond du jardin, au deuxième étage du palazzetto ainsi que le petit musée de la famille le tout agrémenté d’une vue soit sur le canal ou sur la belle cour. (Qu’est-ce que j’aurais donné pour voir cela, ou mieux encore, pour y passer un après-midi à lire tranquillement en écoutant le clapotis de l’eau plus bas…)
Du rio, on peut encore voir ce qui semble être les vestiges de la porte d’eau de l’ancien casin.
Gravures de V. Coronelli: Palazzo Morosini dal Giardin, facciata sul rio (1709) et Cortile del palazzo Morosini (1709)
Suite à l’extinction de cette branche des Morosini, le palais passa au cavaliere Francesco et au procurateur Lorenzo Morosini. Ceux-ci possédant déjà leur belle demeure à Santo Stefano décident de louer le palais aux Valmarana qui l’occuperont durant plusieurs années. Moschini rapporte qu’au 19e siècle, il était occupé par Bernardino Corniani.
Description par Ghero, qui fit deux gravures des lieux, à la fin du 18e siècle : « È di una magnifica costruzione e assai vasto. Ha sopratutto un cortile con atrio coperto, sostenuto da colonne nel davanti, che, a moi credere, lo rende in questa parte il più cospicuo ed il più maestoso di Venezia »
Ne sont parvenues jusqu’à nous que quelques images qui ne suffisent pas à nous donner une idée précise de ce qu’il a pu être mais qui suffit à nous faire regretter la destruction de ce palais énigmatique.
Malheureusement, en 1820 les héritiers de la famille Morosini décident d’abandonner le palais. C’est à partir de ce moment que commence le démantèlement du palais. Le 20 février 1820, Cicogna écrit dans son journal que l’état de Venise se dégrade considérablement et déplore le laisser-aller généralisé qui gangrène la ville. Puis, il ajoute le 21 avril 1829 : « Aujourd’hui, on a transféré les statues qui se trouvaient dans l’atrio du palais Morosini à San Canciano au palais Morosoni-Gattenburg à Santo Stefano. » En 1829, ce qu’il en reste est rasé au sol.
Vestiges de l'ancien édifice côté rio
Ancien cadre de porte réutilisé
Des portes du 17e siècle réimplantées côté de la calle della posta
Un fragment de la rallonge côté rio
Une autre porte 17e siècle située au rez-de-chaussée de l’institut
Cadastre, Museo Correr
Plans du palazzo Morosini à San Canciano, Admiranda Urbis Venetae, dessin de Visentini
Extrait de Edifice di Venezia distrutti o volti ad uso diverso da quello a cui furono in origine destinati, de Giuseppe Tassini, 1885, p.126.
Quelques anecdotes historiques autour du palais Morosini del Giardin :
Au courant du 17e siècle s’est tenue dans le palais l’assemblée de l’Accademia degli Industriosi. Le 31 décembre 1709, le roi Federico IV di Danimarca fut l’invité d’honneur d’un grand bal, événement raconté par Giustina Renier Michiel dans son Origine delle Feste veneziane : « Il giorno 31 gennajo fu quello assegnato al cav. Morosini di san Canzian per dare la prima festa. Sventuratamente il vento e la neve impedirono di potervi godere di que' magnifici apparecchi, che la struttura e vastità di quel palazzo avea fatto immaginare. La graziosa illuminazione del giardino, che divideva gli appartamenti, non potè ottenere il suo effetto; bensì quello della terrazza coperta, che li riuniva tutti, e dove vedevasi la più grande magnificenza in ogni genere. La festa riusci superba, brillantissima e numerosissima. Federico ballò sino dopo le tre della mattina. »
Bibliographie
Mariagrazia Dammicco : I giardini veneziani, 2003, pp.66-71.
Thomas Jonglez: Venise insolite et secrète, 2010, p.191.
Cristiana Moldi-Ravenna : Giardini segreti a Venezia, 2005, pp.70-73.
Elena Bassi: Palazzi di Venezia, 1976, pp. 268-277.
Alvise Zorzi: Venezia scomparsa, vol. 2, p.465.
Sic transit gloria, grandeur et décadence...
RépondreSupprimerAinsi donc, le 20 février 1820, Cicogna écrit dans son journal "que l'état de Venise se dégrade considérablement et déplore le laisser-aller généralisé qui gangrène la ville."
Votre billet répond à celui de Maïté, qui évoquait hier Mérimée et son appréciation sur les palais vénitiens qu'il juge à l'époque "sales, mal bâtis et mal tenus" (on est au 19ème, Mérimée est inspecteur des monuments historiques en France et ami de Viollet-le-Duc).
Sympa les blogs jumelés ! :-)
(Je suis taquin ; bravo pour votre enthousiasme).
Un'altra incredibile storia. Ed è affascinante leggere i documenti e trovare le poche tracce rimaste ancora oggi...
RépondreSupprimerBuona giornata
Tiziana
Liliforcole: Heureusement que des efforts ont été mis en place pour remettre la ville sur pied!
RépondreSupprimerBonne semaine!
Tiziana: Ho trovato questa storia affascinante anche io! Sono felice che ti ha piaciuto.
Buona settimana!
Merci pour cet interessant billet.
RépondreSupprimerPa-ssion-nant ! Merci pour cette découverte!
RépondreSupprimerBelle fin de Semaine !
Je suis heureuse de savoir que ce billet vous ait plu : ) même s'il exigeait un grand effort d'imagination!
RépondreSupprimerJe découvre ce billet grâce aux photos de Zen sur "album vénitien".
RépondreSupprimerhttp://albumvenitien.blogspot.com/2011/11/ca-morosinidel-giardin.html
Quel travail !
Superbe, merci d'en avoir partagé le fruit avec nous. Ce sot vraiment des histoires de Venise telle qu'on les aime, avec sa partie "Venise disparue"... a presto !