Il écrit à André Gide : « Venise ne s’en est pas moins inscrite en moi, et je goûte encore, à me souvenir d’elle, un plaisir prorogé. »
Venise traverse la Recherche du début à la fin. Proust n’y est seulement allé que deux fois. La première, fin-avril début-mai 1900, en compagnie de sa mère. Puis il y retournera seul en octobre de la même année. Avant son voyage, Proust a lu Les pierres de Venise de Ruskin, livre qu’il aura d’ailleurs en main lors de ses promenades vénitiennes. Proust et sa mère descendent au Danieli. Il y retrouve son ami Reynaldo Hahn. Il faut les imaginer en gondole alors que Hahn chante ses mélodies et récite des vers de Musset mis en musique par Gounod! C’est d’ailleurs Hahn, dont la sœur a épousé l’oncle de Mariano, que Proust sera invité au palazzo Martinengo chez Madame Cecilia y Madrazo, la mère de Mariano Fortuny. Peut-être a-t-il, comme Henri de Régnier, vu la collection d’étoffes anciennes de Madame de Madrazo. Régnier relate cette expérience dans un texte intitulé « Veduta di Venezia » (in La vie vénitienne, p.79-81). Les tissus de Fortuny sont un autre motif qui traverse le roman proustien.
Quelques extraits de la Recherche
« Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce moment, c’était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j’avais vu l’une sur Mme de Guermantes, c’était celles dont Elstir, quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. […] ces robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait, évoqué pour les relier entre elles par la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses. »
«Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient. Mais je ne sais pas si j’aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume anachronique, pour des femmes d’aujourd’hui, même paradant aux régates, car pour en revenir à nos bateaux modernes de plaisance, c’est tout le contraire que du temps de Venise, «Reine de l’Adriatique». Le plus grand charme d’un yacht, de l’ameublement d’un yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la mer, et j’aime tant la mer. Je vous avoue que je préfère les modes d’aujourd’hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. »
« C’était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer, et plus anciennement encore, par les gravures de Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierres, comme les reliures de la Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo. »
À lire :
Gérard Macé. Le Manteau de Fortuny, Gallimard, 1987.
Gilbert Lascault. Voyage à Venise : Sur les pas de Marcel Proust, Éd. Garde-Temps, 2003.
Marcel Proust. À la Recherche du temps perdu.
John Ruskin. Les Pierres de Venise.
Jean-François Cherrier. Proust et la photographie. La résurrection de Venise, Éd. l’Arachnéen, 2009
Marcel Proust: l'écriture et les arts. Gallimard/B.N.F./R.M.N.
Merci mille fois pour le rappel de ce texte. J'aime beaucoup Proust et la subtilité infinie de ses écrits. C'est à cause de lui (et de quelques autres écrivains) que nous avons osé entrer au Danieli, au moins pour prendre un café au salon et regarder de tous nos yeux pendant un bref instant de plaisir. N'hésitez pas à le faire si vous en avez l'occasion. Les Italiens sont extrêmement courtois et on ne vous refusera pas l'entrée.
RépondreSupprimerMerci aussi pour les photos des merveilleux tissus. Etes-vous allée voir la boutique Rubelli dans les merceries derrière le Palazzo Ducale? C'est un enchantement et le signor Rubelli appartient à l'une des anciennes familles de Venise.
Merci encore pour cet article qui nous ravit.
Anne
Bonjour Anne,
RépondreSupprimerque diriez-vous qu'on se tutoie? Ça va être plus léger non? J'aime beaucoup Proust et je me délecte de ses mots! Je te conseille vivement la lecture du livre de Gérard Macé: Le manteau de Fortuny. Je suis justement en train de le relire. Il est très court.
Je dois encore avouer quelque chose que je n'ai pas encore vu à Venise... Je ne me souviens pas d'avoir été dans les merceries... J'évite un peu les coins bourrés de touristes... Mais je sais qu'il faudra bien que j'y passe, ne serait-ce que pour voir les étoffes... Je n'ai pas encore oser entrer au Danieli non plus, mais je suis souvent passée devant. Décidément, ma liste d'endroit à visiter s'allonge!
à bientôt
AnnaLivia
Après Delerm autour de San Giacomo dal orio , un peu de Proust sur le "campo" :
RépondreSupprimer"Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s’étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C’était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu’il n’est allé qu’en rêve.
Marcel Proust Albertine disparue
Merci pour cette citation. Quel bonheur de voir Venise ainsi décrite!
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