Venise, ville d’apparence où l’on exhibe avec ostentation les façades des palais, l’extérieur des maisons mais où l’intérieur reste un mystère impénétrable pour le passant. Isabella Palumbo Fossati Casa, grâce à un méticuleux travail de recherche, nous invite à visiter quelques intérieurs vénitiens de la fin du 16e siècle à travers un vaste éventail de types d’habitations de la plus modeste à la plus riche, brossant du même coup un portrait de la société vénitienne de l’époque.
Il semble que très peu de documents montrant des intérieurs vénitiens de cette époque ne soient parvenus jusqu'à nous. Il existe bien sûr quelques tableaux où sont représentés des intérieurs, mais il s'agit souvent de mises en scène, quelques témoignages littéraires mais sans grande précision. Isabella Palumbo Fossati Casa a choisi d'étudier quelques 600 inventaires notariés des biens recensés dans les maisons dressés entre 1570 et 1600. Un matériau extrêmement précis. On retrouve deux types d’inventaires. D’abord, les actes qui énumèrent chacune des pièces de la maison et les objets qu’elles contiennent, puis ceux se présentent sous la forme de listes continues. Le premier type nous en apprend notamment davantage sur la typologie des maisons vénitiennes.
« Nous avons choisi d’étudier l’intérieur de la maison car c’est le lieu privilégié de la vie quotidienne, de la vie familiale et des relations sociales, mais aussi, pour certains, le lieu de travail. » (p.17-18)
« Pour appréhender les différences entre les demeures, nous avons divisé notre étude en fonction de la typologie des édifices et de la classe sociale : c’est la réunion entre de ces deux composantes que se détache le mieux la spécificité des principaux groupes vénitiens. » (p.21)
Dame vénitienne dans sa chambre,
Ecole de Paris Bordone, collection privée
Carpaccio, Le rêve de Sainte-Ursule (1500)
Tintoret, Annonciation (1570)
Le premier type de logement, le plus modeste, consiste en une seule pièce
où l'on mange, dort, travaille, située parfois dans la maison d’un
particulier ou dans un hôpital. Viennent ensuite les maisons populaires. Il
ne faut pas oublier que société vénitienne de cette époque était
composée à 90% par le peuple (popolani). "La structure urbaine de
Venise, articulée en un ensemble de quartiers qui regroupent aussi bien
les palais, les maisons petites et grandes que les boutiques, mêlant
ainsi les riches aux pauvres, sans parler de cette singularité propre à
Venise qui veut qu'on se déplace à pied à travers la ville et qu'on s'y
rencontre, renforçait dans toute la population le sentiment de faire
partie d'une communauté unique" (p.59). Ce type d'habitation pouvait
comporter de 2 à 8 pièces généralement. Il comprend parfois la boutique
ou l'atelier du chef de famille, on peut alors parler de
"maison-boutique".
Le portego est la deuxième pièce en
importance de la maison. Elle peut avoir une fonction liée au travail
pour celui qui exerce une activité artisanale par exemple mais peut
également avoir une fonction privée dans les maisons populaires. Le
mobilier de cette pièce est souvent riche, tables, sièges, bancs,
tableaux, dressoirs, fontaines pour se laver les mains, etc. Il est
intéressant de noter que les livres sont peu présents dans les maisons
populaires.
Le troisième chapitre du livre est
consacré à la maison du marchand d'épices. Ce commerce étant divisé en
deux branches: les apothicaires (spécialistes des médicaments) et les
marchands en gros (vendeurs d'épices et de produits variés). Les
marchands d'épices se définissaient comme un groupe social à part à la
fin du 16e siècle et leurs boutiques étaient surtout concentrées autour
de San Marco et du Rialto. L'ameublement diffère sensiblement de celui
des autre couches populaires. Les pièces sont plus spacieuses, le
mobilier plus abondant et plus diversifié. On note aussi la présence de
"cuirs dorés" sur les murs des maisons des marchands d'épices, autre
signe distinctif qu'on ne trouve pas dans les autres demeures
populaires.
L'auteur
s'intéresse ensuite aux maisons "des professions libérales",
c'est-à-dire des notaires, avocats, médecins, chirurgiens, "cittadini
originari" (intermédiaire entre la noblesse et le peuple constituant
environ 5% de la population). " Les personnes exerçant les professions libérales ne sont en effet pas particulièrement fortunées [...] L'impression dominante est celle d'une aisance relative dont on se satisfait. Tout est cohérent dans ces demeures où l'on ne recherche pas à afficher son opulence. L'identité culturelle de l'homme qui exerce une profession libérale est suffisamment assurée et reconnue pour ne rendre nécessaire aucune forme d'ostentation." (p.135)
Carpaccio, Naissance de la Vierge (vers 1504)
Lorenzo Lotto, Annonciation (vers 1527, détail)
Atelier de Domenico Ghirlandaio, Notary Making an Inventory of a Household (fresque de la fin du 15e siècle)
Puis, il y a les incontournables marchands de Venise. Le marchand vénitien du 16e siècle ne provient pas nécessairement de la noblesse. "L'intérêt du marchand ne coïncide plus exactement avec le bien public et l'utilité sociale: par conséquent, le patricien qui, privilégié par sa naissance, détient le pouvoir, doit désormais se tenir écarté du commerce." (p.156)
Un nouveau groupe apparaît alors, les marchands "cittadini". Il faut rappeler qu'il existait trois catégories de citoyenneté vénitienne à cette époque: le citoyen originaire, qui doit avoir habité la ville depuis trois générations et n'avoir exercé aucun "art mécanique". Vient ensuite la citoyenneté concédée par privilège, elle-même étant divisée en deux groupes: de "intus" et de "extra". Pour être marchand, appartenir à la deuxième suffisait et permettait d'exercer le commerce avec un statut d'habitant de Venise. Les demeures des marchands devaient impressionner par leur qualité, leur beauté, leur richesse. "La réussite du marchand, concrétisée par les biens qu'il possède, l'imitation du style de vie des classes supérieures, sont quelques-uns des aspects qui font de cette classe dans la fin du 16e siècle une composante particulièrement intéressante de la société vénitienne." (p.205)
Giovanni Mansueti, La miraculeuse guérison de la fille Benvegnudo (1502)
Mansueti (détail)
Tintoret, Noces de Cana (1561)
Un important chapitre est consacré à la demeure patricienne. Les patriciens représentant environ 4.3% de la société vénitienne en 1581, cette classe détient le pouvoir politique. Les intérieurs patriciens sont vastes et bien structurés. Parmi les caractéristiques principales, on retrouve l'importance du lit, le raffinement de la literie et des tentures, la présence systématique du coffre (coffres en noyer incrustés d'ébène, d'autres en faux marbre, coffres rouges avec des serrures dorées...), la présence d'armes, on retrouve notamment exposés dans le portego le grand fanal de galère et la poupe dorée des bateaux de guerre, quantité d'autres meubles raffinés, des tableaux de différents genres, des livres, des instruments de musique, vêtements et bijoux. Dans le milieu patricien, on ressent la nudité des murs comme étant indigne. Des étoffes recouvrent toujours les parois.
Isabella Palumbo Fossati Casa termine son ouvrage en présentant quelques cas particuliers: quelques inventaires féminins, la maison de l'ecclésiastique, la maison juive, la maison des étrangers et celle de l'artiste. En refermant le livre, il nous reste l'impression d'avoir fait un voyage dans le temps et dans l'espace, un voyage en imagination à travers tous ces objets du passé. Une lecture très agréable et passionnante.
En complément de lecture:
Patricia Fortini Brown.
Private Lives in Renaissance Venice: Art, Architecture and the Family, Yale University Press, 2004, 312p.
http://www.storiadivenezia.net/sito/donne/Fossati_Figure.pdf pour ceux qui lisent l'italien.
http://www.youtube.com/watch?v=Q6zAA93Gvbk pour écouter la conversation du mois d'octobre à l'Institut Culturel Italien de Paris.
De plus, elle sera l'invitée de l'émission
Secret professionnel de dimanche prochain 14h30.
Présentation de l'auteur par son éditeur:
Après des études de Lettres et d’Histoire à l’Université de Venise, Isabella Palumbo Fossati Casa a obtenu un doctorat d’Histoire à l’École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris, avec une thèse sur la maison et la société vénitiennes à la fin du XVIe siècle. Spécialiste de l’histoire culturelle, elle travaille aussi sur les relations artistiques, commerciales et linguistiques entre Venise et la Méditerranée orientale. Auteur d’une quarantaine d’articles, elle est maître de conférence d’italien à l’université de Picardie-Amiens.