23 novembre, 2010

Cène d’auberge



À n’en pas douter, ce soir-là les douze apôtres ont un peu trop bu, dans cette Ultima cena que Tintoret peignit vers 1564-1566 pour l’église de San Trovaso. C’est évident! Ils ont abusé, forcé sur les libations. Le sang du Christ a coulé à flots. Ils semblent en effet passablement échauffés et énervés, à en juger par la spectaculaire expressivité et la baroque diversité de leurs postures, par l’extrême animation et même la surexcitation de leur gestuelle. Quelle anarchie! Quel bordel pour tout avouer! L’un d’eux, très éméché, est renversé en arrière sur le dossier de sa chaise; assis sur un tabouret, un autre, qu’on voit de dos, est presque effondré sur la table; un troisième, qu’on serait prêt à croire assommé par l’alcool si on ignorait le très respectable sujet de la toile, lève la tête et écarte les bras dans un geste qui à première vue relève plus de l’ivresse que de l’extase religieuse. D’ailleurs, au cours de leurs agapes, ils ont renversé une chaise paillée, presque incongrue au premier plan de cette Ultima cena. […] La cène nous fait davantage songer à quelque ripaille bien arrosée dans une taverne flamande ou hollandaise un peu louche, une « joyeuse compagnie » de francs soudards à la manière de David Teniers, Jan Steen, Willem Buytewech ou encore Adriaen van Ostade, qu’à la première célébration de l’Eucharistie. Rien de plus trivial aux yeux du critique d’art anglais que le geste décidé de l’apôtre qui, au tout premier plan, se penche en arrière pour attraper une fiasque posée sur le sol et remplir de vin le verre (pas encore vide!) qu’il tient de l’autre main. Quelle indécence  selon John Ruskin qu’un pareil geste accompli au moment même où le Christ confie à ses disciples stupéfaits et effondrés que l’un d’entre eux le trahira! Pour tout aggraver, un autre apôtre s’incline de côté, tout en continuant à regarder le Christ, afin de soulever le couvercle d’une marmite en cuivre et de se resservir une solide portion de viande. Visiblement il n’a nullement l’intention de se laisser mourir de faim en dépit de l’extrême gravité de la situation. Un chat, attentif et gourmand, guette au passage la nourriture tant convoitée : il ne ratera pas l’occasion d’en chiper un bon morceau. Un autre apôtre, juché un peu en retrait sur un haut tabouret, tient carrément un plat sur ses genoux. Il règne une atmosphère relâchée et débraillée dans cette modeste auberge pittoresque et rustique. (p. 79-80, Cènes et banquets de Venise, Alain Buisine)     

3 commentaires:

  1. Et si, en plein milieu de leurs libations et préoccupations bien terrestres d'hommes, la surprise et l'émotion avaient interrompu les gestes ordinaires des apôtres? Car n'est-ce pas le moment où chacun sonde son propre coeur, rompant avec les activités matérielles, ne voulant pas être celui qui trahira et que le Christ n'a pas encore désigné ?
    En tout cas, j'aime bien le texte d'Alain Buisine qui réinterroge le tableau et nous pousse par la même occasion à nous interroger.
    Anne

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  2. J'avais noté cette page moi aussi...j'aime bien le livre de Buisine...et ouf je suis de retour pour te souhaiter un tout prochain bon séjour vénitien..J'ai cru que j'allais rater tous les départs pour "là-haut"

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  3. Anne: Il y a certainement autant d'interprétations que d'individus : ) J'aime bien comparer les différents points de vue.
    Bonne soirée!

    Danielle: J'arrive à la fin de ce petit livre! J'aime bien ce qu'écrit Buisine. J'aurais aimé avoir les reproductions des tableaux sous les yeux en lisant son texte. Je le ferai plus tard... Ou mieux encore, sur place!
    Encore deux semaines avant le départ pour Paris, plus 2-3 jours avant celui pour Venise!
    Le temps passe vite!
    Bonne soirée,
    contente de te retrouver!

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